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Comme c’est ennuyeux de parler de soi, de vivre (et de mourir) en sa propre compagnie. Il me reste quelques disques, un vieux gramophone poussif, j’écoute Mozart, c’est encore moi que j’écoute. Des livres. C’est encore moi que je lis. Des reproductions de tableaux. C’est moi, ma sale gueule, ma sale peinture que je scrute. Ma moustache pue comme la pipe du papa du pape, elle sent le beurre rance, ça remonte à mon dernier repas, ce n’est pas d’hier. Chez les parents de C..., qui ne s’apercevaient peut-être de rien, entre nous je n’ai jamais couché avec C..., on mangeait du chou-fleur et des fricassées de chanterelles. Kantarellen, Jan, hou-je dervan ? Et pourquoi n’aurais-je pas aimé les champignons ? Le sexe de C... fleurait la morille fraîche, l’humus truffier, l’humide levain de la terre. Qu’est-ce qu’ils croyaient donc ? Que je n’avais jamais goûté à l’éponge de la vie ? En Hollande, la viande est hors de prix (c’était il y a plus de vingt ans), on se souvient d’une guerre inondante, les vaches noyées, les guetteurs sur les toits, les brèches meurtrières, la mer qui s’engouffre, le sang des cadavres lavé à grande eau salée. Mozart est un peu faux sur mon vieux gramophone, mais je suis assis cet après-midi-là dans le fauteuil Voltaire de la loggia, d’où l’on domine le Singel, d’où l’on distingue les feuillages balancés du parc, un coin d’étang vert, le corps de Virginia s’est accroché aux roseaux, la chevelure d’Ophélie multiplie les iris, ton sexe est un nénuphar rouge (où donc ai-je lu ça ?), le Singel est désert, le saxophone de Dexter Gordon ameute la nuit bleu de Prusse des sapinières, je me demande, je me demande..., c’était un concerto pour piano, mais lequel ? Je me mets au piano et je massacre Lady be good en boogie-woogie. C... surgit. Tu es fou ! Alors j’enchaîne sans transition sur le Clair de Lune et je crache par terre. O lady be good !
La musique, connais pas. C’est toujours le printemps, oui, le printemps. Un fameux printemps. Le plus beau poème de la langue néerlandaise. Un éternel printemps. Qu’est-ce que j’ai ? J’ai que le printemps m’emmerde, que la littérature m’emmerde, que la musique me fait chier, que je fous le camp d’ici et que je vais retrouver Fred à Epse (commune de Gorssel), où sa mère et ses frères et sœurs et lui, pauvre de lui, jouent aux robinsons suisses dans une cabane danoise sur de la bruyère hollandaise avec des casseroles américaines, pendant que le paternel dans son officine vend aux putains de La Haye des onguents magiques à base de margarine Astra.
J’arrive, Fred ! Dans ma poche, toujours, il y a mon harmonica. Sous tes cheveux d’un blond terne, il y a ton faciès de bellâtre des banlieues, tes lèvres pincées de marlou, tes pommettes creuses et la cicatrice de ta joue gauche, et sur ton dos, mon vieux Fred, il y a ta guitare, ta femme de tous les jours, ta maquerelle de luxe, ta guitare, ton autre sexe. On ira se payer un chorus avec le pianiste. Un chorus avec le genièvre. Un chorus avec les filles. Des tas d’improvisations célestes.
— Comment t’es venu ?
— Bromfiets (vélo qui fait broum, prononcer fils).
— T’as pas piqué la guimbe à la cousine ?
— Pas pensé, pas pu.
— Tu te rends compte : toi, l’harmonica, la guitare, l’inspiration, le génie, mon surin, ton piccolo, ton déjeuner, ma fringale et moi sur le bromfiets ! De la tarte aux myrtilles !
On s’est empressé d’arracher Wim du court de tennis. Il fallait un batteur. Au Bar Parisien, ils étaient trois clients, ton ton tontaine et tonton. On les a foutus dehors. Si vous trouvez des filles, vous aurez le droit de rentrer. On s’est chauffé au jeune avec sucre, au jeune sans sucre, au vieux banal, au vieux hors d’âge, et c’est venu tout seul. À minuit, la boîte était pleine à craquer. Ce fut, Virginia, la nuit de ma première métisse.
Un homme de quarante ans se souvient de son adolescence tumultueuse. On dit ça. En dessous du titre en gros caractères, rouges, il y a la reproduction d’une photo d’amateur : on voit un type maigre au coin du comptoir, les épaules voûtées, il porte son verre à ses lèvres, un filet de liquide se répand dans sa barbe (hirsute, bien entendu), il est vêtu d’un chandail déchiré, de jeans informes, il a des yeux extraordinaires, lointains, éblouis, étonnés, étrangers, enfantins, ça se remarque malgré la qualité médiocre de la photo. En dessous, on peut lire : « Depuis quelle date cet homme est-il mort ? Précisez le jour, le mois, l’année. Réponse sur simple carte postale, avant le 15 septembre, minuit, heure légale, le cachet de la poste faisant foi. Épreuve subsidiaire : racontez votre propre décès en dix lignes. Les meilleurs textes seront publiés dans nos colonnes. »